Grapefruit

Regarder une vidéo d’un bon quart d’heure n’est pas chose courante sur Instagram. Margaux Brugvin (et Melendili qui a reposté la story) m’a fait découvrir que Yoko Ono était une artiste contemporaine conceptuelle, et m’a donné envie de lire son livre Grapefruit (Pamplemousse) où sont regroupés ses poèmes-instructions. Comme la médiathèque de Roubaix est décidément bien fournie, j’ai pu y accéder en version bilingue.

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Les premières pièces, articulées autour de l’ouïe, m’ont tout de suite plu. Elles sont décalées, m’ont enclenché un tas d’associations d’idées… je les ai trouvées stimulantes et poétiques.

A piece for orchestra

Count all the stars of that night
by heart.
The piece ends when all the orchestra
members finish counting the stars, or
when it dawns.
This can be done with windows instead
of stars.

La performance pourrait être instrumentalisée par Philip Glass. J’entends d’ici les énumérations numériques d’Einstein on the Beach

Tape piece III

Take a tape of the sound of the snow
falling.
This should be done in the evening.
Do not listen to the tape.
Cut it and use it as strings to tie
gifts with.
[…]

<3

Line piece

Draw a line with yourself.
Go on drawing until you disappear.

Félicitations, vous êtes devenus La Linea.

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Puis la mécanique s’est enrayée — justement parce que les instructions sont devenues mécaniques, comme une liste de possibles qu’on déroule au détriment de leur puissance poétique ? ou celles de la partie Paintings m’ont parues moins poétiques parce que plus réalisables ? C’est aussi à ce moment, à peu près, que j’ai parlé de ma lecture au boyfriend ; ancien étudiant des Beaux-Arts, forcément, il connait — et trouve ça sans intérêt. Ai-je laissé mon enthousiasme être contaminé ?

A plus B painting

Let somebody other than yourself cut out
a part of canvas A.
Paste the cut out piece on the same point of canvas B.
Line up canvas A and canevas B and hang them
adjacent to each other.
You may use blank canvases or paintings or
photographs to do this piece.

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Ma lecture s’est accélérée, un peu lassée. Le plaisir est revenu parfois, entre deux lignes, dans un éclair de joie sans orage, comme lorsqu’une fenêtre ouverte sur l’immeuble d’en face vous réfléchit brièvement un rayon de soleil.

Pea piece

Carry a bag of peas.
Leave a pea wherever you go.

Le petit Poucet meet la princesse au petit pois.

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Map piece

Draw a map to get lost.

J’ai pensé que c’était une consigne pour JoPrincesse et moi.

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Throwing piece

Throw a stone into the sky high enough
so it will not come back.

Et Magritte fut.

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Paper folding piece

Fold certain parts of a paper and read.
Fold a crane and read.

Ce poème-instruction-ci me donne envie de le réaliser, avec une feuille sur laquelle je l’aurais imprimé (passion mise en abyme). Je vois d’ici la grue en relief derrière le verre d’un cadre un peu profond, comme une petite boîte en cas d’incendie brisez la glace.

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Quelques citations pépites glanées dans les textes-manifestes regroupés en fin d’ouvrage.

Happenings were first invented by Greek gods.

Coughing is a form of love.

Un artiste avait joué là-dessus en mêlant photos d’éternuements et photos prises pendant l’orgasme — impossible de remettre la main sur l’article (c’était probablement sur le blog Les 400 culs, désormais en accès restreint).

have you seen a horizon lately?
go see a horizon. measure it
from where you stand ans let us
know the length.

Il suffit de remplacer par un mètre de maçon ou de couturière le crayon du dessinateur qui apprend la perspective.

When a violinist plays, which is incidental: the arm movement or the bow sound?
Try arm movement only.

POV : un concert vu par un danseur

It is nice to maintain poverty of environment, sound, thinking and belief. It is nice to keep oneself small, like a grain of rice, instead of expanding. Make yourself dispensable, like paper. See little, hear little, and think little.

J’aime l’ambiguïté de ce little : peu ou petit ? L’économie de l’écriture rend la traduction difficile. Impossible parfois, comme dans la pièce light house, à la fois phare et maison faite de lumière. Les pieces même sont traduites par œuvre pour convenir à n’importe quelle discipline, mais je préfère l’aspect morcelé de la pièce, même si c’est moins générique. Des pièces à assembler dans le désordre pour remettre en marche la machine poétique.

Avril 2024, journal

Lundi 1er avril

Sur Arte.tv, je découvre une version de Coppélia particulièrement cheloue… qui expirera à minuit. La soirée est déjà bien trop engagée, mais sous couvert de regarder à quoi ça ressemble, je me mets à regarder en accélérant certains passages. Ce n’est pas une captation, mais un film d’animation avec des danseurs (et pas des moindres) en incrustation — ça bave un peu, d’ailleurs, on perd parfois un bout de cheville ou de mollet dans le mouvement. C’est cheapouille, mais pas que. On est quelque part entre Barbie Lac des cygnes, Wes Anderson, le dessin animé, la comédie musicale et le jeu vidéo. Impossible de trancher : est-ce merveilleusement ou affreusement kitsch ?

Pas de deux dans un décor dessiné

Escadron d'infirmières 3D en pointes
Stormtroopers version infirmières sur pointes

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Jeudi 4 avril

Est-ce ce jeudi ou un autre ? Peu importe. Nous sommes nombreux. La professeure, qui souvent donne ce cours sans s’appesantir sur quiconque, vient me corriger pendant un exercice. Une fois le piano silencieux, elle attire l’attention de toute la classe sur cette correction (une bonne chose en soi car nous sommes nombreux à laisser partir notre bassin en antéversion) en soulignant que c’est faux, c’est faux ce que je fais, et tandis qu’elle me fait reprendre la position pour montrer ce qu’il faut et ne faut pas faire, je ne peux m’empêcher de penser qu’elle procède rarement de la sorte dans ses cours. Qu’elle le fasse justement quand nous sommes avec les élèves de troisième et fin de deuxième cycle, soit l’ensemble des élèves à qui je donne cours en tutorat, me fait sourire intérieurement : c’est un peu gros, un peu grossier, comme coup bas. La honte que j’aurais pu en concevoir est immédiatement balayée par l’amusement. N., qui a de la situation la même interprétation que moi, s’étonnera ensuite de ce que je l’ai si bien pris : l’amusement m’a donné le détachement nécessaire. Cette bonne humeur annule la mesquinerie ; j’y gagne même quelques nouvelles corrections, cette fois-ci dispensées sans fanfare ni trompette. Si ses élèves doivent aussi m’avoir comme professeur, autant limiter la casse en me faisant progresser un peu.

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Vendredi 5 avril

Is Arte.tv the new Netflix? Cette fois-ci, je regarde Ballerina Boys, un documentaire sur les (débuts des) Trocks, une troupe de ballet drag queen connue d’à peu près tous les balletomanes.

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Samedi 6 avril

Dans mon frigo : des crèmes au chocolat, des crèmes aux œufs au chocolat, des viennois au chocolat, des mousses au chocolat. Corrélation n’est pas causalité, mais le DE est dans 19 jours.

Rêve (une nuit de début avril, sans assurance du jour). Mon ancien professeur de danse du Marais sait le danger imminent, il va se faire assassiner. Il a ouvert sa maison à ses amis et dispatche ses possessions. Je retrouve des papiers de moi ou de lui qui datent, une liasse, rassemblée à d’autres choses plus récentes, c’est l’émotion, qu’il soit sur le point de disparaître alors qu’il habite une si jolie maison, je monte dans la chambre, fenêtres à traverses, cosy.

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Dimanche 7 avril

Magnolia sur un ciel pommelé de nuages

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Semaine du 8 au 12 avril

Deux semaines avant l’examen, nous sommes en stage avec Blandine, une notatrice qui remonte pour nous des extraits de Four elements, de Lucinda Childs. Elle le résume très bien : « Pour les classiques, c’est du contemporain et pour les contemporains, c’est du classique. » Le processus de composition, par modules répétés et agencés de manière à produire des échos géométriques, est résolument contemporain, tandis que le vocabulaire utilisé a une base classique. Lucinda Childs, nous explique-t-elle, ne revendique pas de style chorégraphique propre, et adopte celui des danseurs pour qui elle chorégraphie — en l’occurrence les danseurs de la compagnie Rambert.

Chaque danseur est désigné par un symbole géométrique sur la partition. Je suis carré blanc et j’ai un mal fou à retenir la succession des modules : rien, rien, step back, rien, step back qui finit de dos, rien, step back qui finit de face, step back qui finit de dos, arm up, chainé, arm up, duo… Heureusement, je peux copier sur mon binôme rond blanc. La géométrie ne me rentre pas dans le corps. On s’emmêle, et quand on veut continuer sans tout reprendre depuis le début, cela donne des conversations du genre (extrait non contractuel) :
— On reprend au troisième step back.
— Le troisième step back de losange noir, qui est le deuxième de rond blanc ?
— Non, deux comptes de huit après.
— Hein ? Quand on arrive face à face ? ou quand on repart ?

La dimension spatiale domine dans la chorégraphie ; c’est très cérébral, et mentalement épuisant. Les plages horaires de 5h que nous avons à notre disposition sont à la fois un luxe et une aberration : Lucinda Childs elle-même ne travaille jamais plus de 2h d’affilée avec ses danseurs, nous raconte Blandine. De fait, au bout de 3h dans un studio qui avoisine les 30 degrés, je bénis ma camarade qui a du Doliprane sur elle.

C’est aride. Le plaisir physique que j’associe à la danse est ici absent. Mais l’expérience est d’autant plus intéressante que j’ai beaucoup aimé les pièces de Lucinda Childs auxquelles j’ai pu assister ; impossible pourtant de retrouver en tant que danseuse l’état de fascination hypnotique dans laquelle cela me plongeait en tant que spectatrice.

Heureusement, notre intervenante est passionnante et adorable. Elle nous ménage des pauses, reprend sans jamais s’impatienter et nous propose une matinée une présentation comparée des systèmes de notation Laban et Benesh (dont je conclus que, si je devais en apprendre un, ce serait Benesh : Laban exige manifestement un esprit plus scientifique, avec des facilités de visualisation dans l’espace).

32 heures de cours à suivre
+ 6 heures de cours à donner :
je finis à peu près dans le même état que mes chaussons.

 

 

 

 

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Jeudi 11 avril

Rêve. Je conduis la voiture de ma mère, qui ne passera pas dans cette ruelle étroite, je risque de la rayer, et même si je passe, je ne pourrai pas continuer ensuite, j’aperçois des escaliers qui descendent, je me concentre pour faire marche arrière et garer la voiture sur le côté, c’est la Bérézina pour me rendre là où je dois me rendre.

Le passage, la psy avait raison.

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Dimanche 14 avril

Un cours de Munz floor a exceptionnellement lieu à deux stations de métro de chez moi, dans le studio où I. donne cours. Après avoir fait une rapide recherche et être tombée sur le terme « spirale », j’en conclus que ce n’est pas indiqué dans mon cas. Mais I., qui a suivi le cours de la veille, m’explique que la technique a été mise au point par un danseur atteint de lombalgie, que c’est tout en lenteur et que l’intervenante est très à l’écoute. Ah ? Elle s’occupe de me réserver une place. Un peu avant l’heure dite, je pars avec le pressentiment de faire une connerie, mais je ne me vois pas décommander après avoir dérangé I. Je me dis que je pourrais toujours adapter les exercices, dans la lenteur je ne risque pas grand-chose.

Et j’adapte. Et c’est lent, comme du buto. Je retrouve les effets de seuils et les a-coups microscopiques de l’extrême lenteur, le gainage qui surgit dans des gestes où on ne le soupçonnait pas, suivi d’un relâchement profond des tissus musculaires (un peu comme chez l’ostéo). Je vois en quoi cette méthode peut faire du bien. Quand on est assez couvert, du moins : le sol du studio est froid et le corps baisse en température comme à l’approche du sommeil, si bien que, malgré mon sweat à capuche, je suis rapidement gelée. Au retour d’un temps dilaté en double retiré, une douleur surgit au niveau de la jambe le long du nerf fémoral. Je grimace, réadapte le mouvement pour que ça aille. La professeure vient me replacer correctement, m’assurant que c’est ma réticence qui joue contre moi. Cela se peut fort bien, mais la peur est difficile à désamorcer quand elle a quelques racines légitimes.

En sortant du cours, je sens beaucoup trop précisément le trajet de mon nerf fémoral. Je ne dirais pas que je panique, je dirais juste que le DE est dans 10 jours. J’ai fait une connerie. Eh merde.

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Enfin je me résous à regarder les vidéos de l’examen blanc. Je coupe le son pour ne pas m’entendre, et j’observe les corps, les postures, vois ce que je n’avais pas su voir.

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Lundi 15 avril

Les décharges électriques quoique rares me dissuadent de prendre le cours. J’observe et ça y est, je vois, des choses, et plus que des corrections : l’équilibre des postures, la manière dont chacune s’organise, avec les points qu’il faudrait aborder pour retrouver un bon placement. Le pied droit de H. m’épate, la serpette si bien dissimulée à l’extrémité d’un corps contrôlé.

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Mardi 16 avril

L’ostéo, qui m’a rappelée suite à un désistement, me remet d’aplomb : c’était coincé au niveau du sacrum, pas des lombaires, alléluia ! Le spectre du lumbago s’éloigne en se dandinant.

Nouvelle recette : galettes de lentilles corail.

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Mercredi 17 avril 

Aujourd’hui, j’ai testé pour vous : récupérer l’attention des enfants après que des grêlons sont tombés dans le studio. Au moins un a fondu dans la bouche d’une jeune fille avant que j’ai eu le temps d’émettre des réserves sur cette manière de faire disparaître le problème. Heureusement, il y a le piano pour faire les gros yeux d’un accord bien grave et bien sonore.

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Jeudi 18 avril

Mon sac accroche un tableau dans le couloir de l’école, le cadre se brise en deux en tombant. Confuse, je réordonne l’affiche, la Marie-Louise, superpose les arrêtes nettes du cadre pour voir si c’est réparable, mais la dame de l’accueil ne s’en offusque pas : ah, encore un. Une élève en passant cherche à savoir quelle image a été décrochée, et s’éloigne en minimisant la perte, ça va, ce n’est pas l’une de ses préférées. Alors ça va.

Les élèves de troisième cycle travaillent cette variation de Béjart. Parce que leurs bras manquent encore de tonus dans le passage où la danseuse donne des petits coups de pieds en avançant, mains flex derrière elle, je mime le passage comme un caprice d’enfant : « Non, je ne veux pas y aller ! » L’éclat de rire est immédiat — général, joyeux. Il me décontenance, car j’avais l’impression de souligner quelque chose qui était déjà là dans la chorégraphie, et n’avais pas eu conscience de faire le pitre. Une élève décide qu’elle pensera désormais ce passage-là comme ça.

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Vendredi 19 avril

En récupérant ma note de contrôle continu, je me dit que c’est quand même étrange que ce soit dans un domaine où je suis très moyenne que je m’éclate le plus. J’ai été abonnée à la mention TB dans mes études supérieures, et là je suis de justesse au AB, mais c’est là que j’ai envie d’être.

À quelques jours de l’EAT, E. me montre les variations qu’elle a travaillées  seules — aucun professeur de l’école n’a trouvé un moment pour l’aider dans sa préparation. Elle a fait du très bon boulot, et notre séance de travail s’apparente à du peaufinage : chercher des qualités de mouvements plus contrastées (des détournés plus incisifs, par exemple), relire sur la vidéo certains mouvements peu académiques, trouver comment les fluidifier (E. a cessé de lutter avec l’espèce de rond de jambe en dedans quand je lui ai fait remarquer qu’on voyait davantage une seconde qui se soulevait de diagonale à diagonale) et préciser certaines positions. C’est souvent lié à la conscience du corps dans l’espace, où placer quoi ; E. vérifie de ses mains où sont ses genoux, ses orteils, merci d’enregistrer, cher cerveau. Après une correction minime (fixer la pointe dans le creux derrière le genou et pas en haut du mollet), elle fait trois tours au jarret et nous sommes toutes les deux si surprises que cela part en fou rire, je me rassois à moitié à côté de la chaise.

La variation imposée lui va vraiment très bien ; elle me confirme en être tombée amoureuse dès qu’elle l’a vue. Il y a dans sa danse une forme de douceur, de pudeur, de sensualité discrète qui font affleurer toute la vie intérieure du cygne blanc. Dans sa variation personnelle, en revanche, ces mêmes qualités donnent parfois l’impression qu’elle est en train de marquer, qu’elle n’ose pas sortir de sa retenue pour investir le mouvement. Pour que son interprétation de la variation imposée soit perçue comme un parti-pris esthétique, et pas comme un heureux hasard de compatibilité, il faut davantage faire ressortir les contrastes de sa variation personnelle. Synchroniser le regard pour donner plus de puissance au mouvement, trouver le repousser en allant tester une pompe verticale paumes contre le mur… Je ne fais que souligner ce qui est déjà là dans ce qu’elle a chorégraphié, essayant de lui donner des pistes pour se mettre davantage en valeur. Et souvent, elle n’a pas besoin de moi, comme ce moment magnifique où elle remonte du sol de dos, pied pointé en quatrième derrière : avec sa tresse, elle ressemble à Nikiya.

En enlevant ses pointes, elle me dit se réjouir quand elle voit que c’est moi qui donne cours, parce qu’elle trouve mes exercices « agréables » et n’a pas peur de se faire rabrouer si elle se trompe. Pardon, mais ça vaut tous les DE du monde (même si cela signifie aussi que la barre est basse niveau bienveillance). Gros boost à 5 jours de l’examen.

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Le boyfriend et moi ne nous sommes pas vus ailleurs que dans nos écrans depuis quatre semaines. À l’apercevoir sur le quai, je me transforme en zébulon. Par ici, par ici la joie.

Son visage clair de l’autre côté de la table, tandis que nous dînons au restaurant.

Il me masse le crâne doucement avec le geste sûr de qui gratouille des chats depuis toujours, jusqu’à ce que j’arrive à la lisière du sommeil et de là, il s’efface, éteint la lampe de chevet, referme la porte, s’éclipse de l’autre côté de la cloison. Y a-t-il plus beau geste d’amour qu’un câlin d’endormissement ?

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Samedi 20 avril

Au grand matin, j’entends au bruit caractéristique de sa vapoteuse qu’il est réveillé et, sans même enfiler un pyjama, je change de lit, me glisse dans le sien et nous nous rendormons l’un contre l’autre dans ses ronflements.

On rit en imaginant les rencontres les plus improbables qui pourraient avoir lieu si nous nous mariions et réunissions tous nos amis ensemble.

Je regarde et ne regarde pas The Peaky Binders à côté de lui et derrière son dos. Thomas Shelby, c’est un peu comme Don Draper, il séduit mais finit par lasser. Je ne me lasse pas en revanche de la musique du générique, ni de répéter By order of the Peaky fucking Binders en mettant l’emphase qui convient sur la fricative du juron (tout comme je ne me lasse pas de sonoriser What the phoque à chaque fois que je me sers de mon mug What the phoque).

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Dimanche 21 avril

Nos corps comme des cires amollies par une présence prolongée, à pétrir, caresser, mordiller, malaxer, embrasser, enlacer, serrer, parcourir, sans fin, me font l’effet d’une douche chaude d’amour. Cela me laisse à chaque fois un peu incrédule, d’être autant, si bien, si intensément aimée.

Installés sur le rebord de la fenêtre au soleil, il me fait découvrir toutes les horreurs musicales qu’il a découvertes en écumant les bas-fonds d’Internet. La moins pire implique un Japonais qui caquète et yodle en tenue bavaroise.

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Lundi 22 avril

À chaque cours de posture, sa découverte d’une sensation non cartographiée. Je vais finir par penser qu’on a trop d’articulations dans le corps pour en avoir jamais fait le tour.

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Mardi 23 avril

Le problème des toiles d’araignée est qu’elles impliquent la présence d’araignées. (J’ai hurlé, éteint l’aspirateur, enfilé des gants de vaisselle et saisi une Timberland.)

Carrot cake, thé vert, thé noir, rooibos, tisanes, tout est prêt pour accueillir la formatrice qui m’a très gentiment proposé de peaufiner une dernière fois ma séance pour le DE.

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Jeudi 25 avril

DE, jour J. Je suis la toute première à passer ; j’ouvre à l’un des membres du jury en arrivant. La feuille scotchée sur la porte du studio jaune m’apprend que le président est l’ancien directeur danse du CNSM de Paris. Ah oui, quand même. Je souffle dans une paille rigide pour regonfler les ballons d’AFCMD qui me serviront en éveil. Jupette rose ou jupette noire ? Décision de dernière minute avec notre directrice dans les couloirs. Effervescence. Time-timer. C’est l’heure. Les enfants sont hyper sages. Le jury, adorable : visages détendus, parfois souriants, questions formulées avec soin, posées et non lancées, pendant l’entretien. Tout se passe comme si c’était une mise en situation, et non l’examen final.

Quand on me demande ensuite comment ça s’est passé : ni bien ni mal, ça c’est passé, c’est passé. Et le studio jaune est toujours jaune. Nos camarades de première et deuxième année s’ennuient dans les couloirs quand ils ne sont pas réquisitionnés comme élèves sujets. N. coince un ballon au-dessus des tuyaux de chauffage pendant sa mise en loge. Blague qu’elle ne va pas faire le cours toute seule quand les élèves-sujets tardent à rentrer. On échange quelques mots qui se veulent rassurants avec la candidate libre qui nous nuit, qui était avec N. en compagnie et qui irradie de beauté et d’anxiété — mais c’est son caractère, elle est un peu comme toi, m’apprend N.

À 14h, à la tisanerie, les filles autour de nous actualisent en boucle la page qui doit dévoiler les résultats de l’EAT ; à 14h05, une élève-sujet s’exclame qu’elle l’a, la tisanerie explose en applaudissements et félicitations. E. l’a aussi ! La liste est passée au peigne fin, c’est vite fait pour le classique. Un peu plus long pour le contemporain, d’autant qu’on la parcourt plusieurs fois parce que manque un nom qu’on pensait y trouver : des deux amies qui l’ont passé ensemble, une seule l’a eu, qui du coup peine à se réjouir.

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Vendredi 26 avril

Les épreuves sont passées et rien n’a changé, c’est irréel. Le soulagement tarde à se faire sentir ; la fatigue a pris sa place. Un vague sentiment de honte s’accole à chaque retour mental sur ma prestation. Cours trop facile par rapport au niveau tiré au sort, la polka (pourquoi la polka ?) qui s’est immiscée pendant les grands battements, les hanches au niveau des crêtes iliaques, du grand trochanter ou de la coxo-fémorale, la bienveillance du jury ou sa pitié, ce que j’ai dit, ce que je n’ai pas dit, ce que j’aurais du dire… J’essaye de couper court aux ruminations.

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Samedi 27 avril

Tout le monde est passé, les épreuves sont terminées. On se retrouve pour prendre un verre dans un bistrot aussi fatigué que nous.

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Dimanche 28 avril

La directrice nous téléphone les unes après les autres pour nous communiquer les résultats, que l’on suit avidement sur le groupe WhatsApp de la promotion. Après un contretemps qui occasionne quelques frayeurs, nous pouvons toutes nous réjouir : toute la promotion est diplômée — seules une ou deux candidates libres en contemporain ne l’ont pas eu.

On se retrouve quelques heures plus tard pour fêter ça, dans un bar lillois organisant des concerts de jazz. J’ai pensé piano, contrebasse et saxophone ; manque de bol, c’étaient des cuivres amplifiés. C’est bruyant mais tolérable au début, la première heure. Alors que je viens de payer ma commande pour un burger VG (manger >> boire), le volume monte : certains glissandos me provoquent des crispations involontaires ; épaules et mâchoires encaissent la douleur sonore. Les autres n’en paraissent pas spécialement incommodées ; c’est fort, oui, elles crient davantage pour se faire entendre, voilà tout. Pour moi, c’est de la torture. J’attends le burger, mains sur les oreilles, l’engloutis rapidement (en mettant de côté une part de la galette végétale qui me dégoûte d’aussi bien imiter la viande) et fuis rapidement. Se retrouver dans le calme bruit de la ville est un soulagement. Seule, aussi : j’ai décidément du mal à me sentir à ma place dans un (relativement grand) groupe autour d’une table.

Dans le métro du retour, je prends connaissance de la fiche d’évaluation et des commentaires du jury. Certains ne me surprennent guère (parler trop vite, l’histoire de ma vie), d’autres me dépitent. À peu près toutes les cases sont cochées à cheval entre le + et le – ; c’est médiocre. Les sentiments de honte et d’illégitimité reviennent en force, me débordent, je les sanglote en arrivant chez moi — ne m’en déferai-je donc jamais ?

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Lundi 29 avril

J’ai décroché alors que les portes du métro s’ouvraient et je fais les cents pas dans la cour devant chez le boyfriend avec la formatrice d’éveil-initiation au téléphone. On parle de notation, de khâgne (sa fille en sort), d’université, de créativité, de ce qui stimule et de ce qui enferme ; je raccroche rassérénée.

Je retrouve les bras du boyfriend, où ma place ne se discute pas, retrouve l’amour qu’on reçoit, qu’on donne, qu’on fait.

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Depuis la variation sur Le Sel de la vie, je me demande si ce n’est pas ainsi que je devrais consigner les plaisirs des jours, pour que la plaine quotidienne transparaisse au moins autant que les reliefs qui l’altèrent. Pour avril, cela donnerait : envoyer un message de félicitations à quelqu’un qu’on avait encouragé ; faire ce qui est à faire et n’est donc plus à faire ; coller un par un les livres à rendre à la médiathèque devant le clapet de la boîte à livre, attendre le sésame vert, déposer le livre à l’intérieur et attendre rouge qu’il soit avalé par le montre de métal, monte-charge, boîte aux lettres, four à papier ; découvrir après les pivoines, après tout le monde, qu’il existe des fleurs qui se décolorent à mesure qu’elles s’épanouissent ; traverser en tant que danseuse des styles qu’on a apprécié en tant que spectatrice ; soulever son T-shirt pour se retrouver peau à peau avec la personne qu’on aime ; sentir sa chaleur, son odeur, la douceur de sa peau ;  se presser à craindre pour ses côtes ; suivre l’avancée du printemps dans le jardin par la fenêtre ; comprendre subitement et comprendre par infusion ; appuyer à temps sur le bouton pour entendre en totalité le générique d’une série dont on enchaîne les épisodes…

Dîner chez Britney

Britney : un bistronomique lillois où la carte s’étale sur les étagères du restaurant, cartons rouges pour les viandes, bleus pour les produits de la mer, verts pour les VG et roses pour les dessert. C’est un peu cher en soi par rapport aux produits utilisés, mais cela reste abordable, et c’est in fine un bon rapport qualité-prix pour des plats aussi travaillés. Mariages de saveurs étonnants (bergamote-gorgonzola, comté-chili…), textures contrastées (glace sur lit de chapelure, émulsions de légumes avec des lasagnes…), produits d’ailleurs réappropriés (notamment des sauces inspirées des dips indiens pour accompagner l’os à moelle du boyfriend)… cela faisait longtemps qu’un repas n’avait pas ainsi stimulé ma curiosité. J’ai abondamment saucé mes plats, d’autant que le pain se mangeait comme du gâteau.

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croquettes tapioca, comté et sweet chili sauce
Des croquettes toutes carrées (!), archi croustillantes, et la sauce toute faite, bien connue mais dépaysée sans son riz et ses poivrons habituels.

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gorgonzola ice-cream
On ne va pas se mentir, c’est un peu pour elle que j’avais envie de venir ; quenelle de glace au gorgonzola, donc, nappée d’un chutney de bergamote, sur un lit de chapelure noire. Quand on goûte les éléments indépendamment, ce n’est pas fou (la chapelure manque un chouilla de croustillant et j’ai carrément grimacé en goûtant le chutney de bergamote, ça m’a rappelé la limonade sur le balcon à Pizzo en Calabre), mais ça fonctionne très bien ensemble, le gorgonzola et la bergamote se neutralisent mutuellement et la chapelure donne de la matière en calmant le jeu.

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cacahuète et chocolat
Mousse au chocolat sur un lit de glace à la cacahuète avec un peu de croustillant : ce sont probablement les saveurs les moins surprenantes de la soirée. Mais la présentation a assuré le spectacle jusqu’au bout, le dessert étant servi dans une tasse — comme un affogato ? L’illusion fonctionne très bien : le boyfriend s’y est laissé prendre l’espace d’une seconde quand le serveur a déposé devant lui un second dessert au lieu du café commandé.

La belle vie dans des chaussettes mouillées

Thomas Vinau : j’avais noté ce nom suite aux extraits de Mathilde sur son blog Le journal des écumes. J’ai commencé à lire Bleu de travail alors que j’étais dans le sombre : le recueil s’est fait compagnon discret, à entrouvrir des fenêtres de beauté dérisoires et consolatrices. Puis il est resté un temps fermé sur son marque-page de fortune. Quand je l’ai rouvert, j’allais mieux : tout m’a semblé plombant, et je l’ai fini au pas de course, comme pour semer un poursuivant dépressif.

Pour vous donner le ton, le premier poème commence et finit comme ça :

Ça poisse sévère. On voit même pas le bout de son bras. On marche dans le vide. […] Là où ça coince c’est de comprendre que dans nos yeux naît le brouillard.

Dans le deuxième :

On se force à penser qu’il y a de la vie là-dedans. Des torgnoles. Des sourires. Des oranges. Des chaussettes.

Le recueil en est plein, de beau-labeur-douleur.

Je sais que les oiseaux n’ont pas d’épaules. Regardez-les rentrer leur cou. Faire le dos rond. Courber l’échine sous le jour. On dirait des hommes qui plient. Des questions qui s’enfoncent dans le sol.

On porte, quelque part, à l’intérieur de soi, ce que la vie nous a pris. On porte cette absence. […] Il est là le bagage. Dans ce qui manque. Dans ce qui est fini. […] Un sac de pierres vides sur les lombaires.

Extrait de « Les perles noires »

Alors je dénature en arrachant quelques bribes à la tristesse.

À travers la fenêtre je vois la branche qui tranche le grand bleu froid. Quelque chose a frémi. Quelque chose a surgi qui n’est déjà plus qu’une trace. Une gouttelette brillante qui tombe dans la lumière.

Aujourd’hui est le pain perdu de demain.

Cette même fatigue qui me rend si médiocre et qui te rend si belle.

Je fais comme tout le monde. Avec le ciel et sans les dieux.

Le secret est là, il faut fermer les portes lourdes et imaginer les trésors. Puis s’écorcher les ongles à tenter de l’ouvrir. Je vous souhaite de ne jamais y parvenir.

La vie, ça use les muscles. Le dos. Les rêves comme peau de chagrin. […] La vie, ça use les pierres. Les forêts. Les montagnes. Les étoiles. La vie, ça use même les déserts.

Extrait de « Et pourtant chaque matin »

[Il faudrait] Planter son nez là où ça sent.

Le vent se prend les pieds dans les feuillages. La lumière éclate de rire et se roule en boule dans la couleur. […] Une armée frémissante avance dans l’herbe rase. Elle n’existe pas. Elle ne sert à rien. Elle est là.

…

Ça mériterait un collage :

C’est une buse, encore fumante de son vol. Entre ses serres pend le corps mort d’une baleine.

Le jour qui tombe du bon côté de la tartine.

Un nuage posé dans le ciel comme un bouquet sur une table.

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Défi : trouver un recueil de poésie sans aucun poème autoréférentiel.

Il y a l’usure des mots. Des mots de tous les jours. Des mots de petit jour. Des mots don on se sert, jusqu’à la corde. Jusqu’à la patine du sens. […] Simplement le poème ou le texte les remet au centre. Leur redonne une place. Un peu d’espace.

La proportion reste honnête. On remarque bien plus ces drôles de poèmes drôles d’oiseaux : des poèmes à chute. Pas des poèmes qui finissent sur une pirouette, un jeu de mot, non : des poèmes dont le sens s’épaissit et s’opacifie jusqu’à ce que la fin donne le coup de clé.

Il faut l’avoir vu faire pour comprendre.
[…] Ourler le néant noir du fleuve. Prendre son envergure.
[…] Sa victoire semble inéluctable. Mais, quelques minutes, plus rien. Il a disparu sans laisser la moindre trace de sa débâcle. Il faut l’avoir vu faire le brouillard.. La vanité de sa défaite. De sa disparition. Pour connaître la force d’un homme.

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Ai-je été surprise de découvrir Manu Larcenet parmi les artistes à qui est dédié le recueil ?

Le Sel de la vie

« avoir du « goût » pour tout, pour les autres, pour la vie »

Le Sel de la vie, de Françoise Héritier, fait partie de ces livres dont la lecture appelle l’écriture d’une variation. J’avais éprouvé une semblable envie de réécriture en lisant le Journal d’un corps, biographie incarnée de Daniel Pennac, et aurais pu compléter les listes de Charles Dantzig si les marges de l’édition poche de l’Encyclopédie capricieuse du tout et du rien avaient été un peu plus larges.

En l’occurence, on pourrait presque tirer de son ouvrage les consignes d’un atelier d’écriture :

Listez tout ce qui, selon vous, fait le sel de la vie. L’énumération prendra la forme de verbes (d’action, de perception…), juxtaposés par des virgules.…

Mêlez le général et le particulier, parlez d’expériences largement partagées et de choses plus personnelles, qui font référence à des souvenirs.

s’asseoir au soleil à Rome piazza Navona en février et manger une salade de roquette avec un verre d’orvieto, faire se refléter sous le menton le jaune des boutons d’or

Parmi les souvenirs, mêlez les époques — plaisirs de l’enfance et ceux d’un âge plus avancé.

enlever une croûte de son genou sous l’œil dégoûté des parents (c’est loin tout ça !)

soulever un enfant en protestant de son poids mais éviter de l’ennuyer par des questions idiotes

Variez les domaines : nourriture, enfance, voyages, travail (avec parcimonie), lectures & films… Et n’hésitez pas à introduire une ou deux opinions controversées, qui seraient pour un autre le poivre de la vie. 

s’endormir en passant une IRM, réconforter l’infirmière qui ne trouve pas la veine

se demander si l’on apprécierait la vie monacale

…

Pour éviter de lasser le lecteur, variez le degré de précision : les détails apportent aux évocations un relief, une texture, qui les rendent moins génériques, mais plus concrètes, plus vivantes. La précision peut prendre la forme de compléments, d’adjectifs, d’adverbes,

de vocabulaire (recherché, familier, familial, régional, désuet…),

courir le guilledou et faire des compliments, […] envoyer bouler un temps la politesse

s’ébaubir naïvement devant des tours de passe-passe

de références culturelles qui datent le texte et manifestent des goûts.

chanter avec Jean Gabin Quand on s’promène au bord de l’eau

adorer le Dr House ou la jeune fille gothique aux couettes brunes de NCIS ou le personnage d’Ally McBeal

…

Pour varier encore : à l’énumération des verbes, ajoutez des énumérations de compléments d’objet,

avoir une tirelire, un objet fétiche, la taille fine

des alternatives de hibou en « ou », « ou », « ou »

s’émerveiller devant des Hokusai ou des calligraphies ou des azulejos ou des pagnes

et des parenthèses (pas de notes en bas de page, en revanche, malgré le plaisir qu’il y a parfois à en découvrir des passives-agressives, cinglantes sous couvert d’être anodines).

enlacer, être enlacé (avec amour, complicité, tendresse)

faire des culbutes des roulades dans l’herbe (cela fait longtemps !)

…

Les ruptures de rythme sont importantes. Progressez tantôt par associations d’idées,

se plaire dans le monde austère de Dune et ses cathédrales souterraines d’eau, avoir visité le réservoir de Montsouris

cueillir avec précaution des fruits de cactus, caresser un hérisson apprivoisé

trier des lentilles, ôter un caillou de son soulier

par thématique,

goûter de pain d’épice, succomber devant un spéculoos, entrer dans une maison qui sent les pommes à la cannelle

par oppositions contrastées,

marcher d’un bon pas, traîner dans les feuilles mortes

tantôt par juxtapositions sans lien apparent.

avoir des bouffées de joie comme on a des bouffées de chaleur, éplucher des scorsonères et se retrouver les doigts noirs

Quand le flux se tarit, posez des points de suspensions et faites une pause ; vous rouvrirez plus tard un nouveau chapitre, daté comme une lettre ou une entrée de journal.

…

13 avril

Je me lance :

… écouter le son de la cuillère qui prélève de la mousse au chocolat, presque le même que celui des bulles de bain moussant qui pétillent lorsque les icebergs fondent dans la baignoire ; casser les carrés de chocolat en triangle pour y revenir plusieurs fois et ne pas voir qu’on a fait plus qu’entamer la tablette ; dans la rue, sourire de connivence avec une inconnue au-dessus d’un énoncé enfantin ; repérer un point noir et placer ses ongles de part et d’autres pour le faire jaillir, jouir de cette destruction méthodique de son propre visage, utilisé comme papier-bulle à exploser ; se glisser tout propre dans des draps tout propres, en satin de coton ; se frotter les pieds l’un contre l’autre pour s’endormir ; sentir à la température du corps qui baisse que le sommeil n’est pas loin ; se réveiller avant le réveil, se réveiller sans réveil, se réveiller reposé ; mettre des chaussettes orphelines dépareillées ; se découvrir une connaissance commune insoupçonnée, ne pas en revenir ; abandonner son index pour taper avec ses pouces sur le téléphone ; avoir une amie qui vous apprend les choses de votre génération pour lesquelles vous êtes déjà un boomer ; soupçonner <3 d’être un emoji salace et décider d’y voir un cornet de glace avant de découvrir sa signification, mais après tout, un cornet de glace, c’est de l’amour qui se mange…

… préciser au glacier quelle boule on veut en dessous de l’autre, pour commencer par le sorbet et finir par la glace, plus accordée au cornet ; donner à son père la fin de son Cornetto parce qu’on veut finir par la glace et s’entendre rituellement répondre qu’on est folle, que c’est le meilleur ; manger des glaces quand il fait moche voire un peu froid et que ça fond moins vite ; passer trois fois pour voir si le parfum brownie est arrivé (non), se faire offrir la glace la quatrième fois ; se faire poker / taguer par ses amis quand ils mangent des glaces ; tester les glaciers italiens avec le triumvirat cioccolato, nioccola et pistacchio, revenir pour le bacio et la stracciatella ; découvrir que la stracciatella est aussi un fromage, similaire à l’intérieur de la burrata ; apprendre à un adulte qu’un pruneau est une prune séchée ; voir des regards dégoûtés quand on décolle un tronçon de banane séchée du reste du paquet…

… se faire reprendre tout un week-end sur la prononciation de Bruxelles et finir en combat de crécelle [ks] et serpent [s] ; penser aux gaufres en forme de poisson fourrées aux haricots rouges qui ont constitué mes petits-déjeuners à Kyoto, formées dans des moules en fonte que le cuisinier retournait à toute allure comme dans un jeu de babyfoot ; penser aux gaufres en forme de cœur à faire soi-même des buffets de petit-déjeuner des hôtels norvégiens, des pichets de pâte mis à disposition à côté de l’appareil ; entrer dans une pièce où l’on a fait griller du pain, ou encore mieux, y revenir et percevoir l’odeur après avoir baigné dedans s’en s’en rendre compte ; étaler de la marmelade de gingembre Fortnum & Mason sur une tartine à peine beurrée ; penser à Hugh Grant dans Coup de foudre à Notting Hill à chaque fois que j’enfile des lunettes de piscine pour découper des oignons ; ranger lesdites lunettes de piscine dans la cuisine, et le grille-pain dans le salon ; découvrir que le curry n’est pas une épice, mais un mélange d’épices, et comprendre que la proportion de coriandre explique que j’apprécie certains currys et d’autres pas du tout ; prendre « juste un bout » de gâteau et y revenir ; faire pareil avec le fromage, découpé en fines lichettes ; se faire charrier par sa belle-mère parce qu’on laisse échapper des « hummm » de plaisir quand on mange, souvent, plusieurs fois par repas ; ne plus réussir à ne pas l’entendre pendant quelques jours ensuite ; écouter le bruit du silence…

… penser sans les utiliser à certaines expressions empruntées (faire ses ablutions, punks-à-chien, aïe-donc) ; avoir attiré les regards de passants en posant en pointes en divers lieux dans Paris ; détester avoir le cou serré par les T-shirt à col rond ; rire rétrospectivement d’avoir laissé filer à l’impression un « tagédie antique » en titre de chapitre, comme si Sophocle et Euripide étaient cuisinés en tajine ; savoir qu’on a demandé en prenant de mes nouvelles si j’essorais toujours mes carottes râpées quand elles baignent dans la sauce ; découvrir qu’un parent d’élèves est en réalité une ancienne copine perdue de vue ; au restaurant, étudier la carte des desserts avant de choisir un plat en rétroplanning ; aimer les jeux de mots dans les menus, et en imaginer des thématiques ; goûter méthodiquement chaque plat d’une carte ou, au contraire, prendre systématiquement le même (poulet ou canard à l’ananas au restaurant chinois dans mon enfance) ; se concentrer et imaginer la saveur d’un met pour déterminer si c’est quelque chose qui nous fait envie dans l’instant ou si on en aime l’idée parce que cela correspond à nos goûts répertoriés ; faire des incartades à ses goûts et développer un crush sur telle robe rouge à petites fleurs blanches alors qu’on déteste les motifs fleuris ; porter des talons même si l’on est grande (de toutes façons on dépasse déjà) ; voir les hommes en erreur 404 parce qu’on a mis des collants résille ou de grandes chaussettes avec une minijupe ; compter ses culottes en étendant le linge pour savoir combien de jours on a tenu entre deux lessives ; faire découvrir à sa mère qu’on peut refaire les paires des chaussettes au moment de les mettre sur le fil plutôt qu’en les récupérant sèches ; plier ses affaires différemment de son conjoint ; sentir un peu de lui sur soi quand le vêtement a été lavé avec sa lessive…

… se faire houspiller par le hibou vert parce qu’on n’a pas fait son Duolingo du jour ; voir le cœur s’envoler quand on double-tap sur une photo sur Instagram ; se refuser à tout liker mécaniquement sous prétexte que ce sont des publications d’amis ; s’étonner qu’une jeune femme littéraire n’ait aucun sens du cadrage ; s’entendre dire qu’on n’est pas photogénique par une photographe qui a dégainé le téléphone pour un cliché souvenir et s’étonne de ce qu’elle voit sur son écran ; s’entendre dire qu’on est une « perfectionniste négative » et être d’accord, le croire, même ; avoir lu tous les tomes autobiographiques de Simone de Beauvoir, mais pas Le Deuxième Sexe ; se demander si on pourrait être aussi « douée pour le bonheur » qu’elle ; ne pas se remettre des épithètes homériques dont elle affuble ses proches dans ses lettres à Nelson Algren (poor Sartre, the ugly woman)…

16 avril

… lécher la spatule une fois que le gâteau est au four ; racler son assiette jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un mikado de traces ; lécher son assiette quand personne ne nous regarde ; tenir des couverts parfaitement balancés, ni trop légers ni trop lourds, les fourchettes avec des fourches qui contiennent une belle quantité sans qu’on risque pour autant de s’y empaler, les cuillères avec des bords qui ne remontent pas trop, pour que le métal n’entrave pas le léchage ; retourner la cuillère dans sa bouche avant de la ressortir pour mieux la lécher ; goûter dans l’assiette de son voisin ; partager des plats pour en goûter deux fois plus ; être satisfait de son choix une fois que le plat arrive devant soi au restaurant ; casser les pattes métalliques des bouchons de bouteille à vis, les glisser à l’intérieur et les secouer sur la nappe comme si on était un prestidigitateur arnaqueur, prenant les paris pour localiser la boule rouge ; marcher sur les lattes du pont des Arts en s’imaginant sur un ponton au bord de la mer ; mépriser, tolérer ou s’amuser de la pratique touristique kitsch des cadenas d’amour, les histoires éternelles d’une lettre + une autre cisaillées par la Mairie de Paris ; voir les diamants de l’eau se refléter sur les palissades vitrées ; parcourir les quais de Seine en se disant que Simone de Beauvoir les a aussi arpentés à une époque ; s’approcher de la Seine en crue, les arbres noyés jusqu’à la taille, le paysage modifié par l’eau bourbeuse comme un jour de neige ; lever les yeux éblouis vers le feuillage miroitant des peupliers au vent et au soleil ; entendre un parent avancer l’étymologie douteuse de cet arbre qui « peut plier »…

26 avril

… pleurer de soulagement ou d’une autre émotion peu identifiée ; manger trop de cookies avant l’heure du dîner ; faire infuser un thé qu’on vous a offert ; sentir ses onglets mentaux se fermer et libérer de la RAM à mesure que l’on range ; avoir lu tous ses flux RSS, répondu à tous ses mails ; recevoir un faire-part de mariage épargné par le kitsch ; se réjouir d’une soirée annulée, qui ouvre un espace de liberté non planifiée ; constater à l’épaisse couche de poussière retirée qu’on n’a pas passé le chiffon pour rien ; sentir l’odeur de l’aimé absent sur son oreiller ; recevoir une lettre de vœux faite maison — par un adulte, geste compte triple ; se livrer à une nouvelle cueillette, ou razzia, à la médiathèque ; mettre une part de gâteau dans du papier d’alu pour que l’invité reparte avec, en plus de la recette ; recevoir des messages d’encouragement, être accueillie à la sortie d’un examen ; recopier des extraits de livres empruntés avant de les rendre ; finir un article de blog…

…

Et vous, qu’est-ce qui vous manquerait le plus si tout cela devait disparaître à jamais de votre vie ?

Au plaisir de lire vos enthousiasmes en commentaire.